- MONDIALISATION ET CULTURE
- MONDIALISATION ET CULTUREMondialisation et culture“L’humanité s’installe dans la monoculture; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat.” Ces propos de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui datent des années 1980, illustrent bien un sentiment qui a progressivement imprégné les réflexions sur l’avenir culturel de la planète.Cette tendance centripète à l’uniformisation culturelle sous la poussée des universaux symboliques de la consommation de masse et des réseaux techniques de l’information en temps réel, d’autres analystes l’ont baptisée dans les années 1990 la logique du “McMonde”, tant se sont multipliés sur la planète les signes du rêve incarné par le fast-food. Telle serait la rançon du libre-échange et de la formation des marchés uniques dans un monde qui a pris plus de temps que ne le prévoyait le père de l’économie classique, Adam Smith, pour accéder au stade de l’“atelier unique”, devenu par la grâce de la libre circulation des marchandises la pierre de touche de la “République économique universelle”. Aux antipodes de cette représentation collective, d’autres pensent que l’homogénéisation n’est pas à l’ordre du jour sur la planète, submergée qu’elle est par les fractures sociales et économiques comme par les crispations nationalistes, voire les replis identitaires.Dans quelle mesure ces figures écartelées entre deux extrêmes rendent-elles compte de la complexité en devenir de la culture et des cultures? Comment situer cette phase historique de l’évolution de nos sociétés sans tomber dans les chausse-trapes des mots-valises, déclinaisons successives des notions d’homogénéisation, de standardisation et de massification, qui n’ont cessé de proliférer? Pour répondre à ces questions, on fera le détour par la généalogie de ces termes qui, au fil du temps, ont exprimé et, pour certains, continuent à exprimer l’état du monde et son évolution probable.Des anticipations signées H. G. WellsL’idée qu’il existe une tendance inéluctable à l’unification culturelle du monde ne date pas d’aujourd’hui. Une de ses premières formulations est contemporaine du développement des premiers réseaux techniques au XIXe siècle. Fondateur du mode de communication moderne avec les chemins de fer, le télégraphe électrique, le câble sous-marin, le téléphone, la communication sans fil, les steamers, les canaux interocéaniques, ce siècle qui voit le principe du libre-échange faire ses premiers pas, sans toujours pour autant triompher des protectionnismes réciproques des grandes puissances rivales, voit aussi fleurir les premiers discours sur la vertu agglomérante des réseaux de communication. À la fin du XXe siècle, les conceptions biologisantes du social qui dominent l’esprit du temps font dire à beaucoup que l’action de ces vecteurs du lien transfrontière a transformé la planète en un gigantesque organisme, dont toutes les parties sont interdépendantes et solidaires. Si d’aucuns sont tentés de tirer un trait d’équivalence entre la victoire sur l’espace et le temps par le truchement des techniques de communication à longue distance et la disparition des inégalités entre les différentes sociétés qui composent le globe, d’autres estiment que la fabuleuse avancée des moyens de transport et de communication jette l’humanité dans une lutte pour la suprématie de certaines sociétés sur d’autres et engendre une nouvelle hiérarchisation des nations. Cette lutte prend la forme d’un affrontement de type darwinien pour l’hégémonie linguistique.Quelle langue l’emportera en Europe et dans le monde? Et avec la langue, lieu suprême où se définit l’identité culturelle nationale, quelle culture va s’imposer? C’est la question que se pose le romancier Herbert George Wells (1866-1946) au tournant du siècle dans une œuvre de science-fiction intitulée Anticipations . La question est, en effet, brûlante. La France, dont la langue a été la lingua franca des relations internationales depuis la fin de la guerre de Trente Ans, a déjà senti le socle de sa prédominance linguistique se fissurer sous les coups d’autres idiomes. Pour faire face à cette “lutte des langues à la surface du globe”, elle a créé, en 1883, l’Alliance française, “association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger”.Dans son analyse prospective, Wells ne partage en aucun cas le diagnostic justifiant la fondation de l’Alliance française – diagnostic qui semble donner pour acquise la suprématie de la langue anglaise – et s’inquiète de la montée en puissance d’autres concurrents, le russe, l’espagnol et le portugais. Selon l’auteur britannique, en l’an 2000, deux ou trois langues pourront “prétendre à l’empire du monde”. Mais la compétition centrale va se jouer entre le français et l’anglais. Seul le sort du chinois et du japonais reste une inconnue. Sur son rival direct, le français dispose de sérieux atouts pour l’emporter. À commencer en Europe, où le IIIe millénaire s’ouvrira sur l’accomplissement du rêve de la Confédération européenne entrevue au début du XIXe siècle. Et qui régnera sur le continent tutélaire de la civilisation universelle, rayonnera sur l’Univers. Le français devrait prendre l’ascendant parce que le public influencé par la culture qu’il véhicule “dépasse de très loin les frontières de son système politique”. L’avantage majeur de la langue de Descartes n’est-il pas que les ouvrages qui se publient en France sont de haut niveau, scientifique, philosophique et littéraire? La situation est très différente dans les pays de langue anglaise, et surtout en Angleterre, où prédominent des “romans adaptés à la mentalité des femmes, ou des enfants et des hommes d’affaires superoccupés, des histoires destinées à apaiser plutôt qu’à stimuler la réflexion et qui sont les seuls livres qui sont profitables pour l’éditeur et l’auteur”. À moins d’une “renaissance culturelle” et d’un changement d’attitude de la “classe réduite qui monopolise la direction des affaires, incapable de comprendre la signification politique de la question de la langue”, l’anglais ne peut espérer déloger le français de sa position.Cependant, toujours selon Wells, toutes ces forces qui vont contre le “maintien de systèmes sociaux locaux” et mènent le monde vers l’adoption d’une ou de deux “langues rassembleuses”, et qu’il déduit en extrapolant les réalités de son temps, n’impliquent pas nécessairement l’homogénéité. Car “plus grand sera l’organisme social, plus complexes et diverses les parties, plus enchevêtrés et variés les jeux combinés de la culture, les croisements”. En l’an 2000, la multiplication des formes les plus diverses de la communication, les contacts, les voyages, les transports, aura forcé le monde à établir un “compromis bilingue”, où chaque communauté fera usage d’une langue à vocation œcuménique et de la sienne, limitée à la sphère de chaque communauté particulière.Toute sa vie, le socialiste Wells, ardent défenseur de la paix et un des premiers partisans de l’énergie atomique à des fins pacifiques, sera obsédé par l’unification du monde par la langue. Dans son roman fantastique Le Monde libéré (The World Set Free ), publié peu avant la Première Guerre mondiale et qui attendra 1995 pour être traduit en français, il transporte le lecteur dans un monde où, à la suite d’un conflit planétaire, les bombes atomiques n’ont laissé que ruines. La vieille civilisation ayant été balayée, l’humanité accède à la maîtrise de cette nouvelle forme d’énergie et entreprend de bâtir une civilisation nouvelle. Un Congrès mondial élu par tous ouvre l’ère de la pleine liberté d’interpellation, la liberté de critique, la liberté de mouvement. Cette instance d’unification s’efface peu à peu après avoir élaboré une langue universelle unique et une unité monétaire unique. Wells renoue ainsi avec le vieux rêve de l’utopiste français Charles Fourier (1772-1837), qui voyait dans l’“unité de langage, de mesures, de signes typographiques et de voies de communication” le garant de l’harmonie universelle.L’“américanisation”On sait ce qu’il est advenu des prophéties de H. G. Wells quant au lieu d’ancrage de la langue universelle de l’an 2000. L’irruption des industries culturelles a taillé des croupières à la notion de haute culture, héritée des Lumières, et a installé la production culturelle de masse et la puissance industrielle qui la maîtrise au poste de commande des stratégies de rayonnement international.Dès la fin des années 1920, New York devient le centre de la nouvelle économie-monde, à partir duquel se distribuent en cercles concentriques les autres puissances, les nations intermédiaires et les pays de la périphérie. Dès cette date, des créateurs et des intellectuels européens s’alarment de la rencontre inégale entre les produits culturels manufacturés par les industries d’un Nouveau Monde qui a tissé des relations intimes entre le cinéma et le pouvoir financier et la tradition de la culture classique du Vieux Continent. Une notion apparaît qui stigmatise ce bouleversement des critères de l’universel: l’“américanisation”.Cette expression entend circonscrire la menace que constitue cette inversion des rapports de dominance culturelle. “Lorsque ce mot est employé par des Européens, écrivait l’essayiste américain Waldo Frank, en cette époque de basculement des hégémonies culturelles, il se rapporte spécifiquement aux caractéristiques de la Jungle américaine et de son culte de la Puissance. Volonté individuelle, machinisme, démocratie grégaire, nivellement par le bas, industrialisation, enrégimentement, religion de la propriété, matérialisme, etc. – tout cela est considéré comme étant américain et comme représentant un danger qui menace, de l’extérieur, l’esprit européen.” À ces Européens chagrins, Waldo Frank rétorque que l’américanisation n’est rien d’autre qu’“une maladie de l’Europe, communiquée à l’Amérique par des hommes de provenance et de culture européennes”. Il les accuse de chercher un bouc émissaire outre-Atlantique et d’esquiver, en caricaturant l’Amérique, toute analyse sur les causes réelles de la crise qui affecte l’“européanisme”. Crise que, dès la fin de la Grande Guerre, l’Allemand Oswald Spengler a diagnostiquée comme le “déclin de l’Occident”. Cette maladie de civilisation va hanter de nombreux philosophes et écrivains de l’entre-deux-guerres.Comme le rappellera en 1990 le philosophe Jacques Derrida lors d’un débat sur l’avenir de l’identité européenne, Paul Valéry, à la veille du séisme qui allait ravager l’Europe et le monde, identifiait comme “crise de l’esprit” cette crise de l’identité européenne, de l’universalité dont elle répondait. “Culture, civilisation, écrivait Valéry en 1939 dans La Liberté de l’esprit , ce sont des noms assez vagues que l’on peut s’amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m’y attarderai pas. Pour moi, il s’agit d’un capital qui se forme [...]. Il est d’abord constitué par des choses , des objets matériels – livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu’un lingot d’or, un hectare de bonne terre ou une machine ne sont des capitaux, en l’absence d’hommes qui en ont besoin et qui savent s’en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l’existence d’hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s’en servir – c’est-à-dire des hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l’arsenal de documents et d’instruments que les siècles ont accumulé.” Or, ce qui met ce capital culturel en crise, c’est la raréfaction de ces hommes qui “savaient lire: vertu qui est perdue”, ces hommes qui “savaient entendre et même écouter”, qui “savaient voir, relire, ré-entendre et revoir”.L’apogée des contestationsDurant l’après-guerre, la notion d’américanisation fait fortune pour signifier l’émergence d’une culture dotée du pouvoir d’ubiquité et dominée par la superpuissance américaine. Chargée ou non de ses connotations morales, la dénonciation de l’américanisation devient un point de ralliement de confessions et de mouvements de pensée très divers. Dans l’Europe de la reconstruction, elle sert de cadre de référence pour analyser les prolongements culturels du plan Marshall, cheval de Troie par lequel affluent d’outre-Atlantique non seulement les marchandises, mais aussi des modèles d’excellence à suivre. La modernisation de l’appareil économique, grâce à l’introduction de l’human engineering et du management , a signifié l’importation de systèmes de valeurs, de “technologies sociales”, qui ont eu pour enjeu l’“américanisation de la société française”, comme le constatera en 1982 le sociologue Luc Boltanski dans son ouvrage sur l’émergence de la catégorie sociale des “gestionnaires” ou “cadres”.Dans les années 1960, décennie de la rébellion sur les campus américains, des grandes protestations contre la guerre du Vietnam, de la contestation étudiante dont Mai-68 en France fut le symbole, et des mouvements de solidarité avec le Tiers Monde, la critique de l’américanisation se confondit avec le refus de la culture de masse produite par la “société de l’abondance”, le refus de cette “culture de la société du spectacle”, de cette “Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite”, de cette “vision du monde qui s’est objectivée” sur la “surface sociale de chaque continent”, comme l’écrivait en 1967, dans son ouvrage, La Société du spectacle , Guy Debord, un des fondateurs de l’Internationale situationniste, et une des figures du mouvement de Mai.Suivant le rythme des diverses générations de techniques électroniques, la notion d’américanisation inspire également la dénonciation de l’état de dépendance des pays du Tiers Monde vis-à-vis de l’exportation des produits culturels d’origine américaine. Ces analyses sont en accord avec les révoltes contre l’“impérialisme culturel” et les revendications d’émancipation culturelle, sans laquelle l’indépendance politique nouvellement acquise semble un vain mot. Cette phase culmine dans les années 1970 qui se caractérisent par les plaidoyers du mouvement des pays non alignés pour un “nouvel ordre mondial de l’information et de la communication”, parallèle aux efforts déployés par le groupe des 77 pour changer les termes de l’échange commercial à travers un “nouvel ordre économique mondial”.Pendant ces décennies militantes d’analyses contrastées et d’affrontements radicaux, bien peu se souvinrent du second versant des Anticipations de Wells, à savoir la tendance aux croisements et aux combinaisons multiples des cultures. Resta l’idée que le monde se dirigeait à tombeau ouvert vers l’uniformisation des modes de vie à travers la consommation de produits standardisés, vecteurs de l’American way of life , sur un marché de masse aux dimensions mondiales. Dopées par un marché où elles trouvent peu de concurrents capables de rivaliser avec elles, les firmes transnationales américaines adoptèrent elles-mêmes le terme d’américanisation pour nommer la geste de leurs implantations multiples.Vers la “société globale”Les pistes commencent à se brouiller au tournant des années 1960. Les notions de “village global” (ou “village planétaire”) et de “société globale” font alors leur apparition. Ces expressions tendent à supprimer la ligne de démarcation entre une puissance culturellement hégémonique et les autres nations et à gommer les différences et les différenciations.Sur le vaisseau Terre devenu un “théâtre global” grâce à l’instantanéité télévisuelle, les publics sont devenus des acteurs, des producteurs plutôt que des consommateurs. Tous sont logés à la même enseigne dans un monde qui s’est transformé en un “village global”. C’est l’enseignement que dès 1969, dans un ouvrage intitulé Guerre et paix dans le village planétaire , le Canadien Marshall McLuhan et son collègue Quentin Fiore tirent de la guerre du Vietnam, la première guerre en direct, la première “guerre de la télévision”. Le nouvel environnement de la technologie électronique qui agit de façon permanente sur le sensorium , ajoute-t-il, non seulement conduit à la fin de la dichotomie entre civils et militaires, mais propulse vers le progrès à marche forcée les territoires non industrialisés, comme la Chine, l’Inde et l’Afrique. Dans cette vision du monde comme “village planétaire”, tout advenait par la seule vertu de l’impératif technologique, un médium prétendument neutre, transparent et universel imposant sa loi émancipatrice. De là à gommer la complexité des cultures et des sociétés dans lesquelles ces messages atterrissaient et agissaient, il n’y avait qu’un pas. Se saisissant de cette conception déterministe, d’autres théoriciens en firent une arme dans la guerre des idées, à un moment caractérisé par la montée de la contestation sociale à travers le monde, en la prolongeant jusqu’à ses ultimes conséquences: l’avènement des nouvelles technologies d’information et de communication annonçait la “fin des idéologies”, l’essor d’une nouvelle idée du changement social qui rendait définitivement caduque la vieille obsession des révolutions politiques. Car la “révolution des communications”, porteuse d’une “révolution mondiale” (ce slogan grand public naît précisément dans la seconde moitié des années 1960), avait, selon eux, déjà commencé à résoudre des problèmes qu’était loin d’avoir résolus le politique. Ce mythe de la fin des idéologies sous-tend, d’ailleurs, comme un fil d’Ariane, la trajectoire de la notion d’homogénéisation des cultures et des sociétés. En 1969, le politologue Zbigniew Brzezinski, futur conseiller en matière de sécurité nationale du président des États-Unis Jimmy Carter, publie Between Two Ages , sous-titré America’s Role in the Technetronic Era , traduit dès 1971 en français sous le titre de La Révolution technétronique . Avec cet ouvrage, on pénètre dans la géopolitique à l’âge de la révolution scientifico-technologique. Il traite en effet de l’espace-monde et de la place qu’y occupe et que devrait y occuper dans les décennies à venir la superpuissance États-Unis dans sa compétition contre l’autre superpuissance, l’Union soviétique. Comme l’indique le titre anglais de l’ouvrage, les États-Unis traversent alors une période de transition. Ils sont les premiers à sortir de l’ère industrielle pour entrer dans l’ère de la “société technétronique”, l’ère de la complexité culturelle et sociale qui donne aux processus politiques un caractère global. Les quatre facteurs de la puissance et de l’intégration – les armes, les moyens de communication, les économies, l’idéologie – sont en train de devenir mondiaux. La notion de globalité est donc centrale. Le monde n’est pas un “village global”, mais une “ville globale” parce que les moyens de communication et l’informatique ont créé une “société aux éléments extraordinairement enlacés”, un “nœud de relations interdépendantes, nerveuses, agitées et tendues” à l’inverse de “la stabilité qui caractérise l’intimité d’un village”.Dans ce monde entrelacé, les États-Unis représentent la “première société globale de l’histoire”, principal centre de propagation de la révolution technétronique. Elle est la société qui “communique” plus que toute autre, puisque 65 p. 100 de l’ensemble des communications mondiales partent d’elle et qu’elle est le plus en avance dans la mise au point d’une grille mondiale de l’information. Mais, et c’est là le point décisif de l’analyse de Brzezinski, elle est la seule à avoir réussi à proposer un modèle global de modernité, ainsi que des schémas de comportements et de valeurs universels. Que ce soit à travers ses productions culturelles ou ses modes. C’est précisément à cause de ce caractère global qu’il est de plus en plus inadéquat de parler de son influence dans le monde et de ses rapports avec les autres peuples en termes d’impérialisme. Ce terme n’est d’ailleurs valable, selon Zbigniew Brzezinski, que pour la courte période de “réaction passagère au vide créé par la Seconde Guerre mondiale et à la peur du communisme”. Le rayonnement de la révolution technologico-scientifique made in U.S.A. a changé radicalement les données du problème. La force de cette révolution est telle qu’“elle incite les pays les moins avancés à imiter les plus avancés et à importer des techniques, des méthodes et des pratiques d’organisation nouvelles”. Cette nouvelle ère, placée sous les auspices de la seule société globale existante, fait passer l’humanité de la “diplomatie de la canonnière” à la “diplomatie des réseaux”, d’une société de confrontation à une société mondiale fondée sur la recherche d’un nouveau consensus.La vision géoéconomique de la culture“Nous vivons une ère de communications globales. Les scientifiques et les technologues ont réalisé ce que depuis longtemps les militaires et les hommes d’État ont tenté d’établir sans y arriver: l’empire global. Il n’y a aucun doute que le monde est en train de devenir une marketplace . Marché de capitaux, produits et services, management et techniques de fabrication sont tous devenus globaux par nature. Résultat, les firmes trouvent de plus en plus qu’elles doivent concourir à travers le monde entier sur la global marketplace . Ce nouveau développement émerge au moment même où les technologies avancées transforment l’information et la communication.”Cet extrait du rapport annuel (1986) d’une firme de communication donne une idée de la mutation intervenue au cours des années 1980. Dans cette décennie, en effet, de nouveaux acteurs sont apparus qui ont soutenu leur façon de voir la logique d’unification du monde par l’intégration des marchés. Alors que les premières formulations sur le “global” avaient été élaborées par M. McLuhan, professeur de littérature anglaise, et Z. Brzezinski, spécialiste des sciences politiques, ce sont les stratèges de la géoéconomie qui inspirent désormais ce concept. Une nouvelle phase d’expansion de l’économie mondiale se met alors en place: l’espace de la conception, de la production et de la commercialisation des produits et services des grandes entreprises s’étend à l’espace d’un marché conçu en termes planétaires. De transnationales, ces unités sont devenues des firmes globales. À la base de ce nouveau modèle d’organisation, ce sont des réseaux mondiaux d’information qui transforment ces firmes en entreprises-réseaux, ou intégrées. C’est surtout à la faveur du mouvement de globalisation financière, secteur d’avant-garde de l’interconnexion généralisée des marchés grâce à la télématique, que ces doctrines de gestion de l’entreprise se sont imposées. D’où, parfois, leur côté volatil, à l’image de ces bulles spéculatives qu’ont été, dans les années 1980, les jeux boursiers planétaires décalés par rapport à l’“économie réelle”, au monde du travail.Pour la doctrine dite de la “standardisation universelle”, dont un des premiers initiateurs fut, en 1983, Theodore Levitt, alors directeur de Harvard Business Review , penser en termes de globalisation repose sur trois hypothèses: l’homogénéisation des besoins mondiaux, la préférence universelle pour des produits à prix bas moyennant une qualité acceptable, la nécessité des économies d’échelle en production et en marketing.Une des voies obligées pour accéder à ce régime économique planétaire a été la construction de groupes de communication à travers des acquisitions-fusions transnationales. Processus qui est loin d’être terminé si l’on en juge par le rapprochement, réalisé en 1995, entre la firme déjà géante Time-Warner et C.N.N., de Ted Turner. Même si ces géants multimédias sont fondamentalement ancrés dans les grands pays industriels, on a vu des groupes tels le brésilien Globo ou le mexicain Televisa, issus des pays du Tiers Monde, se tailler une place de choix sur le marché mondial des programmes de télévision. En outre, le marché global des produits culturels a repoussé ses frontières en annexant les nouveaux territoires de l’ancien bloc communiste et en faisant franchir à l’Inde et à la Chine, fort en retard en matière d’équipement télévisuel des foyers, un grand pas vers l’intégration audiovisuelle régionale à travers l’établissement de systèmes de satellite.La construction de grandes zones de libre-échange et des marchés uniques macrorégionaux a ouvert la chasse aux universaux culturels. La création d’un marché unique d’images est un enjeu des redéploiements industriels. Cette quête d’une culture globale à travers des chaînes panaméricaines, panasiatiques, paneuropéennes ou tout simplement planétaires s’appuie sur les messages distillés au fil des ans par la culture de masse dans l’imaginaire de consommateurs appartenant pourtant à des cultures très diverses. Comme le reconnaissait en 1986 un expert en campagnes de marketing global: “Il faut capitaliser les symboles et les références culturels universellement reconnus [...]. Sans l’éducation pratiquée par le cinéma et la télévision, qui ont divulgué l’image de l’Américain de l’Ouest au caractère viril et vigoureux, la prolifération de la marque Marlboro, par exemple, n’aurait pas été possible.” En termes techniques, c’est ce que les stratèges de la gestion des marchés transfrontières appellent la “convergence culturelle des consommateurs”, postulat de base de l’“approche globale”. Croyant s’effacer sous les mots génériques “global” et “globalisation”, l’industrie de l’entertainment américain et ses matrices de production sont toujours bien présentes dans les têtes. Ses produits sont des “supports naturels d’universalité”. De même, la langue de la globalisation n’est pas la langue de Shakespeare mais l’anglo-américain.Le problème majeur que pose cette vision de la culture transfrontières inspirée d’une pragmatique géoéconomiste est qu’elle s’enferme dans un monde en vase clos, l’univers des secteurs solvables, celui que le théoricien japonais du management, Kenichi Ohmae, a baptisé le “pouvoir triadique” (l’Amérique du Nord, l’Union européenne et l’Asie orientale) où se nichent quelque 80 p. 100 du pouvoir d’achat et des investissements mondiaux. À l’intérieur même de ces territoires privilégiés du Nord, cette dynamique dessine explicitement un monde de ségrégations: “L’avant-garde industrielle reconnaît qu’il y a probablement plus de différences sociales entre un habitant de Manhattan et son voisin du Bronx qu’entre celui du VIIe arrondissement parisien et celui de Manhattan. Il s’ensuit que les variables démographiques et d’habitudes sont plus importantes que la proximité géographique [...]. Tout cela souligne la logique économique de l’approche globale.” Dans les pays du Sud, le même principe de découpage social est à l’œuvre: au Brésil, l’avenida Paulista de São Paulo est plus proche de Madrid que de Recife. Et si Manhattan abrite plus de lignes téléphoniques que la plupart des pays de l’Afrique noire, les capitales de cette dernière concentrent souvent à elles seules plus de la moitié du parc national des télécommunications. Cette remarque vaut aussi pour les pays qui briguent le statut de “nouveaux pays industriels”, une notion qui est venue mettre en question la notion même de Tiers Monde: en 1990, Bangkok détenait 68 p. 100 du total des lignes téléphoniques disponibles en Thaïlande.Dans ce monde de ségrégations, Nord-Sud, Nord-Nord, Sud-Sud, la fraction minoritaire du globe, dispensatrice d’un modèle de vie et de systèmes de valeurs, préside au processus que l’historien Jean Chesneaux appelle la “modernité-monde”, et l’économiste Serge Latouche l’“occidentalisation du monde”.“La globalisation signifie n’avoir jamais à dire que vous êtes désolé”, constatait l’écrivain mexicain Carlos Monsiváis en 1994, voulant indiquer par là que le globalisme s’est converti en un prêt-à-porter idéologique qui dilue les responsabilités des divers acteurs mondiaux dans la production de la “misère du monde”. Tout devient tellement enchevêtré que plus personne ne doit rendre des comptes. Face à cette conception des jeux et des enjeux planétaires qui laisse à Pandore le soin de décider de l’aménagement futur de la planète, et qui dans la réalité a tendance à tout parcelliser, une autre conception de la mondialisation est pourtant possible. Car, qui pourrait nier que de plus en plus de menaces pèsent sur la planète et que seule une “culture de responsabilité mondiale”, selon les termes de Jean Chesneaux, peut les conjurer? Une culture qui combine prise de conscience de la dimension mondiale des problèmes et ancrage dans un territoire précis, comme lieu de la citoyenneté. Les défis de la mondialisation les plus évidents ont certes pour nom pollution des océans, trafic des déchets et déforestation, surendettement des pays du Sud; mais une “monoculture” mondiale mettant en péril les écosystèmes culturels devrait paraître tout aussi dangereuse.Les “jeux combinés” de la cultureDepuis la fin des années 1960, l’histoire s’est chargée de souligner en de nombreuses occasions les failles des visions globalitaires qui ont alimenté l’imaginaire du grand public sur l’avenir de la communauté humaine et qui, dans la realpolitik des entreprises, ont constitué un vivier inépuisable pour légitimer les grandes sagas de la conquête du marché mondialisé.Contrairement à ce que prophétisait M. McLuhan, les transmissions en mondovision de la guerre n’ont certainement pas contribué à abattre le mur qui sépare les militaires et les civils. La preuve la plus flagrante en est la guerre du Golfe, à l’occasion de laquelle on a assisté à un resserrement sans pareil – le plus sévère depuis la Première Guerre mondiale – des mécanismes étatiques de la censure.Les médias globaux n’ont pas non plus aidé les pays en voie de développement à rattraper leur retard par rapport au peloton de tête du monde industriel. S’ils ont de plus en plus mobilisé le sensorium des téléspectateurs, ils ne leur ont pas pour autant rendu la parole. Le débarquement en Somalie dans le cadre de l’opération Restaurer l’espoir n’a pas donné aux citoyens la possibilité de faire bouger les choses, malgré son extrême médiatisation. De manière plus générale, la multiplication des global events – ces événements cathartiques qui rassemblent autour des mêmes nouvelles, reportages et programmes les publics nationaux et locaux les plus divers – ne s’est pas révélée forcément créatrice de plus de “communauté mondiale”. On serait plutôt porté à penser l’inverse lorsqu’on écoute les commentaires des journalistes des diverses nations à l’occasion des grands rendez-vous planétaires du sport – jeux Olympiques, championnats du monde et autres mundiales : ils nous éloignent à grands pas du mythe du “village global” pour nous brancher sur les enclos du chauvinisme. Cela est d’autant plus préoccupant que la façon dont sont présentées les compétitions sportives sert de plus en plus souvent de référence, de modèle au traitement des informations sur les conflits.De même peut-on émettre de sérieux doutes sur les nouvelles versions du mythe de la “fin des idéologies”, qui a pris un bain de jouvence avec la chute du Mur de Berlin, car elles font de la globalisation de la culture de masse un argument central. Un de ses plus fameux avatars est le recyclage qu’en a fait, à la fin de l’année 1989, Francis Fukuyama, directeur adjoint de la cellule stratégique du Département d’État américain, sous la forme du mythe de la “fin de l’histoire”. Le fait que les transistors soient devenus un gadget en Chine populaire, que Mozart serve de musique de fond dans les supermarchés japonais et que la musique rock soit à Prague l’expression d’une révolte contre une idéologie stalinienne à bout de souffle était pour ce néo-conservateur de trente-six ans un signe irréfutable de l’homogénéisation démocratique du monde sous les auspices du libéralisme occidental. Depuis lors, l’idée a pris racine dans la rhétorique du libre-échange: l’expansion des produits de l’industrie de l’entertainment amène automatiquement la liberté civile et politique. Tout se passe comme si le statut de consommateur était l’équivalent de celui de citoyen.Si la mondialisation est une composante de la culture contemporaine, elle n’est pas la seule logique capable de configurer les destinées de la planète. Les années 1980, qui ont vu fleurir les doctrines de la globalisation financière et de la standardisation culturelle, ont également coïncidé avec un mouvement de pensée qui met l’accent sur les tensions et les déphasages entre les forces centripètes de la “République économique universelle” et la pluralité des cultures. Des anthropologues – dont beaucoup sont originaires des pays du Tiers Monde – ont entrepris la critique des discours consacrés sur le rapport entre les flux culturels transfrontières et les cultures singulières. Pour eux, l’intensification de la circulation des flux culturels, l’existence bien réelle d’une tendance à la mondialisation de la culture ne conduisent pas à l’homogénéisation du globe, mais vers un monde de plus en plus métissé. Sans probablement s’en douter, ils renouent ainsi avec la vieille intuition de H. G. Wells sur les “jeux combinés” et les “croisements” entre les cultures dans un monde qui se complexifie. Des notions sont apparues qui tentent de rendre compte de ces combinaisons et de ces recyclages des flux culturels transnationaux par les cultures locales: hybridation, créolisation et métissage. “La globalisation de la culture, écrivait en 1990 l’anthropologue indien Arjun Appadurai, n’est pas la même chose que son homogénéisation. Mais la globalisation implique l’usage d’une variété d’instruments d’homogénéisation (armements, techniques de publicité, hégémonie de certaines langues, styles d’habillement) qui sont absorbés dans les économies politiques et culturelles locales, uniquement pour être rapatriés comme des dialogues hétérogènes de souveraineté nationale, de libre entreprise et de fondamentalisme dans lesquels l’État joue un rôle de plus en plus délicat: trop d’ouverture aux flux globaux, et l’État-nation est menacé par la révolte (c’est le syndrome chinois); trop peu, et l’État sort de la scène internationale, comme cela s’est fait pour la Birmanie, l’Albanie ou la Corée du Nord.” Cet anthropologue se risque même à parler de “modernité alternative”. Ce concept fait écho à celui de “moderne tradition”, forgé par l’anthropologue brésilien Renato Ortiz. Démystifiant la notion de modernisation comme projection univoque des valeurs de l’Occident qui a dominé sans partage les références jusque dans les années 1970, ces nouveaux concepts entendent montrer que loin de disparaître de la carte du monde les cultures locales se reformulent, en procédant à un alliage du moderne et de la tradition. En témoigne le formidable brassage de la culture de masse et des cultures populaires dans les produits de l’industrie télévisuelle brésilienne, aujourd’hui l’une des plus performantes du monde et dont les telenovelas atteignent des taux d’audience exceptionnels dans l’Europe septentrionale, centrale et orientale, après avoir tissé un lien transfrontières entre les diverses nations de leur continent d’origine.Tout cela n’enlève rien au fait que le contexte économique et technologique mondial reste, plus que jamais, marqué par l’inégalité des échanges et l’accroissement des disparités entre les divers pays ou régions et entre les divers groupes sociaux. Mais les nouvelles hypothèses sur les rapports interculturels, qui sont attentives aux médiations et aux interactions, indiquent qu’a commencé, un peu partout dans le monde, un processus de revalorisation des cultures spécifiques, condition préalable à l’invention de modèles de développement moins soumis aux seuls impératifs dictés par les marchés extérieurs. Mais sans méconnaître l’ouverture que permettent ces nouveaux regards sur les liens qui se tissent entre le global et le local, par rapport à l’idée de la fatalité de la “monoculture”, il faut s’empresser de dire que la pulsion puissante qui pousse en cette fin de siècle les peuples et les nations à se réapproprier leur histoire et leur culture est très ambivalente. Cette pulsion peut en effet conduire aux tentations extrêmes de la fermeture sur sa propre identité: le retour au tribalisme, à la pureté des identités ethnoculturelles et aux expressions multiples de l’intolérance envers l’étranger. Toutes ces formes radicales de l’exclusion de l’Autre ne peuvent-elles pas aussi être interprétées comme des ripostes confuses aux exclusions inhérentes aux logiques ségrégatives de la globalisation sous le signe du libre-échangisme?
Encyclopédie Universelle. 2012.